Raymonde April: Portrait-fleuve
Le portrait est un thème récurrent dans l’œuvre de Raymonde April. Depuis cinquante ans, la photographe québécoise prend des photos du monde qui l'entoure. Aujourd'hui, ses archives personnelles sont vastes : elles abondent en photographies d'elle-même, de ses amis et de sa famille – prises lors de différents moments de vie partagés –, tout comme de paysages ruraux et urbains qu'elle connaît bien, le tout ponctué d'images faites lors de voyages. Pour April, l’acte de photographier est une façon de comprendre ce qu’elle voit, de témoigner. En même temps, une qualité affective, un sentiment de familiarité vécue, émane de son travail. Cette qualité et l’étendue du corpus, qui embrasse sa vie d'artiste ainsi que les relations nouées dans le monde de l'art et au-delà, confèrent à son œuvre à la fois ampleur et profondeur autobiographique.
Pour créer une œuvre en vue d’une exposition, April revisite ses archives ; elle étale de nombreux tirages sur sa table de travail, en sélectionne quelques-uns et les épingle au mur, et cela, jusqu'à ce qu'elle choisisse ceux qui correspondent le mieux avec l'idée qu'elle a en tête – dans le cas présent, le portrait, son portrait. Cette histoire, nous la composons en des temps séparés, elle, l'artiste, moi, la commissaire, et vous, le spectateur. La sélection des images présentées ici repousse les frontières du portrait tel que défini traditionnellement en incluant des lieux bien connus, ainsi que son atelier et des réunions informelles entre amis. Certaines images ont déjà fait partie d’autres séries et trouvent ici un nouveau contexte ; d’autres n’ont jamais été montrées. L'histoire qu'elles racontent s'inscrit dans le temps, du début des années 1970 à aujourd'hui. Elle nous entraîne géographiquement de Rivière-du-Loup, dans le Bas-Saint-Laurent, où elle a grandi, à Québec, puis à Montréal, avant de nous mener jusqu'à Mumbai, en Inde.1 Faisant une boucle, elle nous ramène à Rivière-du-Loup quand survient le décès de la mère de l'artiste.
Les premières œuvres d’April font référence à la littérature et au cinéma ; elle cite Marcel Proust, Marguerite Duras et Chantal Akerman parmi ses influences, ainsi que le cinéma direct de réalisateurs québécois associés à l’Office national du film, comme Pierre Perrault.2 Parmi les photographes – dont, au départ, elle ne connaissait les œuvres qu’à travers les revues –, elle mentionne Robert Frank et Diane Arbus. Ses choix montrent un intérêt pour l’approche documentaire et les regards subjectifs, mais aussi pour l’expérimentation formelle. Nous en voyons l'expression dans la structure de ses œuvres – sa façon de déployer le fragment pour créer un fil narratif discontinu, elliptique – aussi bien que dans leurs stratégies formelles – l’utilisation de la lumière ambiante pour créer une fluidité expressive, ou l’instabilité spatiale produite, dans certaines images, par des effets de miroir. Bien qu’April accorde de l’importance à la création d'autofictions ouvertes, son œuvre est avant tout sous-tendue par un travail d'observation minutieux et une réflexion sur le document photographique, lequel, avec le temps, acquiert bien sûr un poids historique plus important. Dans cette exposition pour le Musée du portrait, la dimension temporelle est mise en relief par une organisation respectant à peu près la chronologie et une linéarité filmique, ce qui n’empêche pas d’autres lectures.
La photographie ne fait pas partie du programme en arts visuels de l’Université Laval, à Québec, où Raymonde April étudie dans les années 1970. L’histoire du médium, bien que respectée, est perçue comme distincte de celle des beaux-arts dans de nombreuses écoles. April l’adopte tout de même comme médium de prédilection, car c’est celui par lequel elle se sent libre d’être qui elle est. Au même moment, le statut de la photographie dans le monde de l’art se transforme. Le travail des artistes pop et conceptuels a attiré l'attention sur les aspects banals et négligés du quotidien. Les femmes artistes, influencées par le féminisme de la deuxième vague, créent des essais photographiques dans lesquels elles explorent les questions d'identité en se prenant elles-mêmes et leur propre corps comme sujets. Les termes « art de caméra » (camera art) et « performance pour la caméra » deviennent de plus en plus courants, puisque les artistes adoptent la photographie comme complément essentiel à une variété de projets conceptuels, brouillant ainsi la frontière entre le document et l’objet artistique.
Bien qu'April fasse parfois poser ses amis – comme on le voit dans son premier portrait de Serge Murphy (1975), qui est alors son camarade de classe à Laval, ou dans celui de son amie de longue date Michèle Waquant (1993) – c'est l'autoportrait qui, pour elle, se prête le mieux à l'expérimentation. Son visage, c’est dans un miroir, et en partie caché par l’appareil photo, qu’on l’entrevoit pour la première fois à même un portrait de Marcel Michaud (1974); dans cette étude complexe de l’espace photographique, les positions de la photographe et de son sujet sont inversées. (Un renversement similaire apparaît, plusieurs années plus tard, dans Miroir (2002); ce portrait d’April et de sa mère – réticente à se faire photographier – est saisi dans la glace d’une chambre d’hôtel parisienne.) Le sens de l’humour d’April est perceptible dans l’œuvre Autoportrait au sac (1978), où l’artiste révèle le potentiel fictionnel et narratif — des vacances ensoleillées dans un lieu exotique ? — d’un sac en alligator acheté pour une bouchée de pain dans une friperie.3
Les préoccupations formelles sont au cœur des premiers autoportraits d’April, mais deux aspects dominent : une qualité théâtrale et une réflexion, souvent subtile, sur l’identité. Les deux sont réunis dans la séquence narrative serrée que forment Portrait de l’artiste 1 et Portrait de l’artiste 2 (1980). Une aura de mystère les relie. Dans la première photo, on voit, sur le point d’entrer dans une pièce obscure, une figure androgyne – l’artiste vêtue d’un imperméable d’homme – qui tourne son regard vers des châssis vides et la photo d’une montagne enneigée épinglée au mur. Dans la deuxième photo, la silhouette d’April se découpe dans l’embrasure d’une pièce plongée dans le noir; vide, à l’exception de quelques toiles et quelques boîtes empilées contre les murs, ce lieu semble être un atelier d'artiste. Dans les deux œuvres, le personnage à l’identité voilée reste sur le seuil. Mettant en relation les représentations de l'artiste – la première évoque une détective commençant une enquête – et un atelier désert, les deux images évoquent un moment de suspens lié à la pratique de l’art. Dans la culture populaire, l'atelier sert souvent de théâtre aux récits héroïques de l'artiste masculin, généralement un peintre. April recourt habilement au registre du film noir pour remettre en question ces récits genrés et affirmer de façon claire que la photographie est la voie qu’elle entend suivre.
L’autoportrait, récurrent dans l’œuvre d’April, est également un outil lui permettant de réfléchir à son rôle social et à sa position comme sujet genré, mais cela sans exclure pour autant la fiction narrative. On peut le voir dans Femme au motel, (1986), image dans laquelle elle joue le rôle principal d’un récit en suspension. Invitée à présenter son travail dans un lieu public de son choix à Sault-Sainte-Marie,4 elle saisit l’occasion pour présenter ce portrait à un auditoire inhabituel. Elle réalise un tirage de grande taille, qu’elle placarde durant un mois sur un panneau d’affichage surplombant le stationnement du complexe de l’Algoma Steel, centre industriel de la ville. Le geste consistant à exposer cette image si précise et pourtant énigmatique dans un endroit où elle serait vue, matin et soir, par les travailleurs de l'acier – une femme au cœur d’un monde d’hommes – permet à April de se faire agent provocateur .En même temps, le fait de planter un décor de chambre de motel dans cette zone charnière où ont lieu les arrivées et les départs est une façon pour l’artiste d’évoquer à la fois son propre statut d’étrangère dans la ville et l’expérience universelle de ne pas se sentir tout à fait à sa place.
Dans plusieurs autoportraits du milieu des années quatre-vingt, April recourt à la technique du flou afin d’en exploiter le potentiel expressif. Le flou survient parfois dans certaines images prises en éclairage ambiant mais, dans cet ensemble d’autoportraits pris à bout de bras, qu’un auteur a qualifiés « d’autoportraits héroïques », le procédé est délibéré.5 Il faut rappeler que n’existe pas alors cette propriété de l’image numérique permettant au photographe de voir tout de suite si l’effet désiré a été obtenu. À l’ère analogique, l’image sur le négatif reste inconnue jusqu’au développement du film. Le refus d'April de s'éloigner de l'objectif est, à ce moment-là, un geste expérimental qui traduit une attitude interrogative et une incertitude à l’égard de l’image médiatisée. Dans Silhouette (1983), les traits de l’artiste sont complètement estompés alors que l’atelier en arrière-plan est net. Monumentale, sa silhouette domine la scène; son identité, ici, ne repose pas sur son apparence, mais sur son rôle de photographe. Différents états d’âme, liés tantôt à l’introspection, tantôt à la vulnérabilité, sont reflétés dans les autres autoportraits de cette série. Ils se révèlent toutefois avec réserve, le flou y veillant. Dans leur ensemble, ces images peuvent être perçues comme des explorations des dimensions physique et psychique de l’espace photographique où elle marque à la fois distance et proximité : une zone d’ambiguïté.
Dans d’autres œuvres faites à la même époque, l’atelier, qu’April partage avec d’autres artistes, ressort comme sujet à part entière. Lorsqu’elle s’y retrouve seule, les restes de matériaux à l’abandon, issus de divers projets, stimulent son imagination. Les trois images qui suivent Silhouette en témoignent : à l’intérieur de l’atelier, Chaise et triangle prennent place pour le « portrait »; à l’extérieur, visible par les hautes fenêtres de ce loft, un immeuble miniature se profile par-delà le toit d’une façade lointaine; enfin, une vue en plongée de la rue révèle un îlot enneigé semblant flotter devant des boutiques illuminées. L’image perçue par les yeux d’April lors de ces moments a plus de vie que la réalité. L’atelier est présenté, d’autres fois, comme un lieu de rencontres, de discussions et de repas partagés avec des amis: outre le rôle qu’il joue, pour elle, comme décor inspirant la création en solitaire et la découverte, il devient un espace social déterminant.
Dans les autoportraits qu’elle a réalisés plus tard, la distance entre April et l’appareil photo augmente. Même seule, elle paraît intégrée à son environnement, et la solitude présente dans ses premières images s’atténue. Même si sa double identité de sujet observant et de sujet observé reste centrale, on la sent attentive aux menus détails de son environnement et à la vie quotidienne de ceux qu’elle observe. En cela, elle fait écho au projet de James Joyce qui, dans Ulysse, souhaitait « réaffirmer la dignité de la ronde journalière, récupérer le quotidien comme aspect primordial de l’expérience ».6 Malgré la distance qui sépare l’écrivain de l’artiste, il ne semble pas inopportun d’établir un lien entre leurs préoccupations : Joyce, en tant qu’Irlandais, et April, en tant que Canadienne-française, ont en commun une compréhension des impacts qu’a eus l’histoire coloniale sur l’expérience consciente et inconsciente de leurs proches, et reconnaissent tous deux l’importance de situer l’universel dans la vie la plus ordinaire.
Contrairement à Joyce, qui a vécu la majeure partie de sa vie en exil, April a eu la chance d'atteindre l'âge adulte à un moment où le Québec, vivant une prise de conscience politique et culturelle, offrait un environnement favorable aux artistes : ils pouvaient ainsi prendre leur place sur la scène mondiale sans quitter leur pays natal. Autour des années 1980, le parcours artistique d’April la mène de Rivière-du-Loup, ville régionale, à Montréal, ville cosmopolite, au moment même où des centres d’artistes,7 récemment fondés, offrent un lieu propice pour les œuvres expérimentales, et où un ensemble de nouvelles galeries privées – d’abord celle de Gilles Gheerbrant, suivie de près par celles de René Blouin, de Chantal Boulanger et de Jean-Claude Rochefort – ouvrent leurs portes aux artistes émergents. Portée par cet environnement effervescent, April photographie les vernissages (et les fêtes subséquentes) qui animent la communauté artistique dont elle fait partie. Cette étape de séparation d’avec ses racines rurales lui permet également de voir d’un nouvel œil le paysage du Bas-Saint-Laurent lorsqu’elle y retourne passer les étés, et d’y redécouvrir quelque chose d’elle-même. C’est un fort attachement aux lieux qui donne à son travail son ancrage et qui entraîne son regard à capter les moindres détails de la vie de tous les jours, que ce soit à Montréal ou à Mumbai.
April compare souvent sa façon d’assembler les images à l’écriture d’une « phrase photographique ». C’est à partir de son intuition qu’elle les choisit en fonction des contrastes qu’elles offrent ou des différentes perspectives qu’elles ouvrent. Elles s’additionnent pour créer ensemble « une somme, un total de sens plutôt qu’une histoire ».8 Une suite de six images qui se retrouvent vers la fin de l’exposition donne un remarquable exemple de sa méthode de travail. Les six images sont organisées en suivant un axe temporel, de mars à novembre, durant une même année. La première cadre ses boîtes d’archives qui se trouvent dans son atelier de Montréal; la deuxième montre des photos de famille étalées sur une table dans son chalet de l’Anse-au-Persil, là où elle passe ses étés: c’est le mois d’août. Les deux images rendent visible le double rapport de distance – proche et lointain, en alternance – qu'elle entretient avec sa famille et les lieux de son enfance. Une photo de sa mère, prise chez sa sœur à Rivière-du-Loup, aussi en août, souligne la connexion qu’il y a entre les deux. En novembre, lorsque survient la mort de sa mère, April, qui était à Montréal, est de retour. Les trois dernières images de la suite évoquent cette disparition : un lit défait; une mèche de cheveux; la sœur d’April, à la fenêtre de l’appartement de la mère, désormais vide, qui contemple le paysage aux couleurs d’automne et le vaste fleuve Saint-Laurent. La densité poétique que renferme cette phrase visuelle – si précise dans sa façon de détailler temps et lieu – ouvre la porte à une réflexion plus large sur les lieux, sur la famille, et sur la relation complexe que nous entretenons avec eux.
Il est souvent difficile de reconnaître, à travers le désordre des détails qui la constituent, les grands schèmes de la vie. Ils émergent, toutefois, dans l’intersection de multiples couches d’expériences, dans les rythmes heurtés des départs et des retours, des ruptures et des réconciliations. Bien que, en construisant ses phrases photographiques, elle soit à la recherche d’associations archétypales qui sous-tendent l’image, April n’a jamais cessé d’être attentive au monde qui l’entoure. Ce qui distingue son œuvre et nous attire vers elle, c’est bien cette tension entre la dimension autobiographique et documentaire qui la constitue et la pulsion créatrice et transformatrice qui anime ses récits.
Diana Nemiroff
- April a obtenu une bourse pour une résidence artistique de quatre mois à Mumbai, offerte par le Conseil des arts et des lettres du Québec en 2012. Elle y est retournée régulièrement pendant plusieurs années. ↩︎
- Sheilah Wilson, « An Interview with Raymonde April », BlackFlash,, no 2 (printemps 2015) : 54-59. ↩︎
- L’image, qui figurait sur l’invitation de l’exposition d’April à la galerie Powerhouse de Montréal, a attiré l’attention du magazine français Le Nouvel Observateur; elle paraît dans un article sur la mise en abyme photographique dans son numéro spécial de décembre 1978 consacré à la photographie. ↩︎
- Le panneau d’April faisait partie de l’exposition Sans démarcation : projet d’échange culturel Québec-Ontario, qui s’est tenue à Sault-Sainte-Marie entre le 1er juillet et le 30 septembre 1987. C’est Normand Thériault, critique d’art et commissaire bien connu, qui a organisé l’exposition. ↩︎
- Serge Bérard, « Raymonde April: Autour du portrait », Parachute, no 43 (juin/juillet/août 1986) : 10-13. ↩︎
- Declan Kiberd, Inventing Ireland: The Literature of the Modern Nation . (London: Jonathan Cape, 1995) : 330 [notre traduction]. ↩︎
- April cofonde le centre d’artistes la Chambre blanche à Québec avant de s’installer à Montréal. ↩︎
- Raymonde April, « De l’ull a l’aigua », dans le catalogue de l’exposition Raymonde April, à la Fundació La Caixa, Barcelone, 1992. ↩︎